Ajouterai-je que le haschisch, comme toutes les joies solitaires, rend l’individu inutile aux hommes et la société superflue pour l’individu, le poussant à s’admirer sans cesse lui-même et le précipitant jour à jour vers le gouffre lumineux où il admire sa face de Narcisse ?
Réciproquement, les raisons qui mènent l’individu à se droguer ne sont-elles pas identiques à celles qui conduisent la société aliénée à l’exclusion de ce même individu ? En effet, l’usage de drogue s’inscrit dans la recherche d’un « stade supérieure » de l’existence, c’est-à-dire dans l’adoption d’un tout autre comportement face au monde. En tant qu’activité séparée, la consommation de drogue implique que l’enivrement ne peut être trouvé dans la vie sociale elle-même. La drogue pose donc la question de l’accès à l’ivresse dans la société, du changement de perception face au monde qu’il nous est permis de contempler. Elle manifeste la capacité des individus à formuler une critique consciente de leur propre condition.
Une société qui sera parvenue à une transformation radicale de la vie quotidienne réussira-t-elle tout de même à
éradiquer la nécessité de la drogue au sein de sa population ? Formulé autrement, aura-t-elle matérialisé la
critique de la vie quotidienne contenue dans la drogue ? Aura-t-elle tenu sa promesse d’ivresse ? Le cas échéant, la
drogue ne serait plus le moyen a priori d’accès à l’ivresse dans une société qui fournirait les moyens d’atteindre
cet état autrement. Ce qui semble plausible pour Baudelaire lui-même qui considère que l’usage de drogue n’est pas
le seul moyen d’accès à l’ivresse et que par extension l’aspiration à une société où les hommes vivent heureux sans
drogue est réaliste : lorsque l’ivresse se sera reconnue devant elle-même :
Il faut être toujours ivre, tout est là ; c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du
temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous !